Un concert important approchait. Celui d’une nouvelle saison, celui avec de nouvelles pièces, plus ambitieuses que celles que j’avais vues depuis le début de ma carrière au sein de l’orchestre. C’était à un tel point que les répétitions en grand groupe n’étaient pas suffisantes et que les journées de congé ne pouvaient pas en être vraiment. Moi, je gérais un minimum, j’avais l’habitude, j’aimais la complexité. Par contre, je savais que mes collègues qui jouaient également le violon ou violoncelle avaient plus de difficulté avec le temps et les harmonies dans certaines pièces. Après discussion, nous avions choisi de trouver un petit studio et répéter juste entre nous, dans l’espoir d’arriver et se joindre aux autres de façon plus harmonieuse et surtout plus satisfaisante. Je n’étais pas du genre à faire du travail d’équipe à la base, mais j’estimais que pour le coup, cela valait le coup. Et si ça pouvait me faire bien paraitre pour la suite, pour montrer que j’étais capable d’aider les autres, c’était tant mieux. Le matin, nous avions pris place dans le petit studio, commençant à répéter chacun de notre côté, deux à la fois, trois à la fois. Les heures passèrent, le besoin d’air frais et de manger quelque chose arriva. D’un commun accord, nous décidâmes de prendre une pause. Un rentra chez lui puisqu’il habitait tout près, un autre choisit d’aller ailleurs. Moi, je sortis du bâtiment, commençant par sortir mon paquet de cigarettes de ma poche pour en fumer une. Lorsque je jouais, je pouvais passer des heures sans fumer. Lorsque j’arrêtais, le manque se faisait tout de suite sentir. Marchant tranquillement dans la rue en continuant de fumer, j’écrasai le mégot sous mon pied juste devant un petit café. Ce ne serait clairement pas de refus, surtout si je pouvais prendre un petit quelque chose à manger au passage. Regardant ma montre, constatant que j’avais encore du temps, j’entrai dans le café, considérant dans un premier temps ce qui était offert. Je m’approchai du comptoir, commandai un café, une petite salade et une viennoiserie. On me demanda de me rendre de l’autre côté le temps qu’on préparait ma commande, qui serait certainement prête dès que l’autre personne à côté qui attendait aussi serait servi. Cette personne, je n’avais pas prévu m’en occuper, mais son visage, même de profil, me dit aussitôt quelque chose. Ce visage, je l’avais déjà vu auparavant. Dans un bar, si je me souvenais bien. Il attendait, comme il le faisait en ce moment. Il semblait moins désespéré, mais aussi silencieux, isolé. Pourquoi ce souvenir était si clair ? Parce que le reste de la soirée avait été… mémorable. Mais pas nécessairement dans le bon sens, pour lui en tout cas. Souriant en coin, je me risquai à lui dire:  « Bonjour, Drew. » Je me souvenais aussi de son nom alors qu’il y avait un bon moment que je ne l’avais pas vu. Il fallait croire que cette rencontre m’avait marqué plus que je ne le pensais dans un premier temps, mais je ne saurais pas lui en vouloir s’il ne se souvenait pas de moi, d’autant plus que son esprit semblait particulièrement brouillé pendant la fameuse soirée de notre rencontre.

Il ne sembla pas certain, puis il vint à me confirmer qu’il ne se souvenait pas de moi, par des mots, en me demandant si on se connaissait. J’aurais pu me sentir insulté de ce fait, mais je ne l’étais pas. En toute franchise, je m’y en attendais un peu. Je m’y en attendais parce que je me souvenais de cette soirée, et je me souvenais très bien que le jeune homme, était particulièrement ivre. D’ailleurs, ça m’avait fait hésité pour la suite de la soirée, me demandant si je n’abusais pas de la situation ou quelque chose dans le genre. De ce fait, je n’avais pas insisté, pas trop en tout cas, mais quand j’avais compris que ses avances étaient trop insistantes pour qu’il n’y ait pas de manque de consentement dans tout ça, alors j’étais allé jusqu’au bout avec lui. Et je n’allais pas me le cacher, j’avais passé une bonne soirée, et je ne pensais pas l’avoir déçu, mais apparemment ce n’était pas suffisant pour qu’il s’en souvienne. Mais après, je ne le prenais pas personnel, je ne tentais pas pour le coup en fait. Et puis, à quoi bon créer une scène dans un café, un lieu public, alors que ce n’était qu’une soirée, que ce n’était rien comparativement à ce que j’avais pu vivre, endurer précédemment ? Gardant mon calme, je me contentai de sourire en coin, gardant le silence pour un bref instant, en me demandant ce que j’allais lui dire. S’il m’avait reconnu, ç’aurait été tout autre, mais ce n’était pas le cas. Évidemment que je songeai à lui dire que je l’avais pris pour quelqu’un d’autre. Ç’aurait été simple, ç’aurait été aussi lâche de ma part. Mais comment aborder le sujet ? Lui dire directement que nous avions passé une nuit ensemble il y a de cela quelque temps ? Non, ce n’était pas tout à fait ça. Essayant de me fier à mon instinct pour le coup, je me contentai de dire, au final:  « Mon nom est Elian, nous nous sommes rencontrés il y a quelque temps dans un bar. » À force de regarder son visage, l’image du bar était revenue plus clairement, faisant en sorte que j’avais pu lui dire que c’était là que nous nous étions vus pour la première fois. Je n’allai toutefois pas plus loin dans mon explication, le laissant assimiler l’information, voir si ça valait le coup de continuer à lui parler ou si je ferais mieux d’arrêter là.

J’avais eu cet espoir pendant un moment que lui donner mon nom, lui rappeler en quelles circonstances nous nous étions rencontrés, ce genre de chose, allait le faire réagir ne serait-ce qu’un minimum, mais rien du tout. C’était perturbant, si bien que pendant un instant, je fus celui qui se remit en question. Est-ce que je m’étais trompé de personne ? Quelles étaient les chances que je tombe sur un autre Drew qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau ? Il me semblait que non… Une histoire d’un soir comme ça, ça s’oubliait difficilement. Pas que je pensais que j’étais inoubliable à tout coup mais il me semblait que nous avions passé une bonne soirée. Ou bien avais-je mal interprété les signaux qu’il m’envoyait ? Il me semblait pleinement consentant et surtout enthousiaste par rapport à tout ce qui s’était passé, si mes souvenirs étaient bons… Bon après, je n’étais pas un expert non plus, mais je ne me rappelais pas de quelconque inconfort, et au vu de ce que je venais de vivre avant cette rencontre, j’étais devenu ce que je supposais particulièrement sensible de ce côté, voulant simplement m’amuser sans avoir le coeur brisé. Ne sachant que répondre, je pinçai les lèvres, essayant de ne pas paraître troublé, mais à un certain point, ce fut inévitable. En effet, entendre Drew venir m’expliquer qu’il avait des soucis d’alcool, qu’il avait trop bu et que par conséquent, il ne se souvenait de rien, me mit un peu inconfortable. La partie comme quoi il avait trop bu, je l’avais déjà devinée et ce, bien avant ce moment. J’avais même douté du bon fondé de ce que nous allions faire, et nous étions allés jusqu’au bout, puisqu’il ne semblait faire preuve d’aucune résistance. Mais avoir su qu’il avait un problème… Je savais que c’était trop tard, donc le mieux que je pus faire, ce fut de dire:  « Je suis… Je suis désolé… » Je ne savais même pas si c’était là le terme vraiment approprié. Est-ce que je regrettais cette soirée ? Au fond, pas vraiment, mais je n’allais clairement pas l’admettre ici et maintenant. Après, était-ce vraiment pertinent de continuer cette conversation ? C’était évident que j’aurais bien aimé continuer à discuter, en d’autres circonstances, plus platoniques, mais s’il ne voulait pas, je ne pouvais pas le forcer.  « Je… Je crois que je vais vous laisser… Pardon encore… » Après tout, un coup d’un soir, c’était fait pour rester ainsi, sans autre contact non ? J’aurais fait mieux de me taire et faire comme si je ne l’avais pas vu au final, ce fut ce que j’en vins à me dire, tandis que j’étais prêt à tourner les talons et quitter les lieux.

Un revirement de situation se produisit; plutôt que je prenne la route et que notre soirée ne reste qu’un souvenir, souvenir qui ne semblait pas exister pour mon interlocuteur, celui-ci semblait maintenant enclin à discuter. De quoi ? Comment ? Je ne savais pas. Voilà pourquoi je vins à me demander si c’était vraiment une bonne idée. Indécis, je restai silencieux, impassible l’espace d’un instant, pour finalement prendre un air un peu amusé au moment où il passa son commentaire. Avoir été un peu plus confortable, je lui aurais probablement répondu que nous ne nous étions clairement pas vouvoyés pendant cette nuit passée ensemble, mais j’allais passer outre pour le moment. Le laissant terminer d’essayer de me convaincre, j’inspirai, et je finis par dire:  « Bon, entendu. » en prenant la peine de mettre un sourire en coin sur mon visage. Puis, je compris qu’ainsi, debout, dans le chemin, ce n’était pas l’idéal ni pour discuter, ni pour manger. Regardant les environs, je vis une table libre dans un endroit un peu plus isolé. Non pas que ce critère était essentiel, mais je me disais que c’était plus approprié pour discuter. Désignant l’endroit d’un signe de tête, attendant de voir si cela convenait à Drew, je me rendis ensuite à un endroit pour s’asseoir. Au moment venu, je m’installai sur une des chaises, laissant inévitablement un moment de silence s’installer, parce que je ne savais pas quoi dire, par où commencer. Réalisant que je n’allais certainement pas trouver tout seul, sans rien dire ou rien faire, je finis par demander:  « Tu veux que… Je commence par quoi ? » J’avais posé cette question en supposant qu’il voulait peut-être savoir ce qui s’était passé pendant cette soirée, puisque c’était flou pour lui. À moins que ce soit autre chose ? Je ne savais pas, et je ne pourrais pas le savoir tant qu’il ne me répondrait pas.